La montagne, lieu d’expérience ou de spectacle?

0 Comments



Le Nanga Parbat, symptomatiquement surnommé «La montagne tueuse» à cause de ses pentes intensément escarpées, est le dernier sommet qu’il manque à Sophie Lavaud pour accomplir son tour des quatorze sommets himalayens, dont les crêtes culminent à plus de 8000 mètres. L’exploit est de taille, d’autant plus qu’il fait face à l’histoire de l’himalayisme: en réussissant cette ultime ascension, l’alpiniste franco-suisse deviendrait la première française à boucler ce grand chelem. Grandes, les attentes battent pourtant en brèche à cause d’un scénario qui cède à l’idéologie néolibérale du dépassement de soi.

À 54 ans, Sophie Lavaud se lance dans la dernière ascension d’un ambitieux projet himalayen débuté en 2012 avec l’escalade du Shishapangma tibétain, dont la cime dépasse les 8000 mètres d’altitude. En juin 2023, elle part à l’assaut du Nanga Parbat, la neuvième plus haute montagne du monde, en acceptant d’être suivie par la caméra du guide de haute montagne et réalisateur, François DamilanoSophie Lavaud parviendra-t-elle à honorer ce rendez-vous avec l’Histoire?

Pourquoi l’être humain rêve-t-il de fouler le sommet d’une montagne, quitte à le payer de sa vie? Cette question métaphysique, le cinéma contemporain se l’est beaucoup posée. Que l’on pense à Patrick Imbert, dont la mise en scène inspirée faisait du Sommet des dieux une magnifique œuvre sur le vertige. Ou que l’on se souvienne d’Everest, ce drôle de blockbuster présenté en ouverture de la 72ᵉ Mostra où les expérimentations en 3D offraient quelques visions inspirées pour rendre compte du gigantisme des parois rocheuses. Ou, plus récemment encore, au documentaire Free Solo où la philosophie existentialiste d’Alex Honnold, petit génie de l’escalade, éblouissait tout autant que ses prouesses sportives.

Malgré l’hybridité de leur dispositif – l’un explore les potentialités de l’animation, un autre s’inscrit frontalement dans le cinéma à très gros budget, un troisième creuse le sillon impressionniste du cinéma documentaire –, toutes ces propositions paraissent repenser le rapport profond qui reliait les humaines à ces manteaux neigeux et jalonnés d’embûches. C’est là le grand regret de ce Sophie Lavaud : le dernier sommet : jamais, le réalisateur ne se questionne sur les motivations qui poussent l’alpiniste à gravir ces immenses parois au péril de sa vie. Que fuit-elle? À quoi ressemble son quotidien? Qui est cette femme au-delà d’une alpiniste de talent? Le don de soi et son abnégation jusqu’au-boutiste relèvent-elles de stratégies intimes pour supporter un drame, un deuil ? Ou l’himalayisme ne vaudrait-il qu’en tant que performance sportive historique à valoriser en soi et pour elle-même ? On aurait aimé en savoir davantage.

D’autant plus qu’une sorte de fascination se dégage rapidement du dispositif filmique : en suivant de près Sophie Lavaud et son équipe de sherpas, le documentariste infléchit la nature même du geste de réalisation en l’orientant du côté de la performance sportive. Autrement dit, tourner s’apparente en tant que tel un véritable exploit, une action soumise aux mêmes contingences matérielles que l’himalayisme. Tributaire de conditions de réalisation identiques à celle de la quête des alpinistes, François Damilano fait de son cinéma une expérience littérale de vie et de mort. Mais là aussi, cette présence saugrenue de la technique dans ces cimes brumeuses n’est jamais problématisée, considérée au-delà d’un projet nombriliste particulièrement mis en lumière par une scène où le réalisateur reproche à Sophie Lavaud de se lancer à l’assaut du Nanga Parbat sans lui. Dès lors, les interrogations émergent: aux yeux de Damilano, l’exploit existe-t-il véritablement ou devient-il seulement un prétexte à transformer en narration inspirante, en hymne au spectacle visuel?

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Related Posts